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Par Philippe Legrez, ancien directeur juridique Michelin
Bienvenue au “legal privilege” français
Voilà de nombreuses années que les juristes d’entreprise réclament l’instauration en France du « legal privilege » c’est-à-dire la possibilité que leurs avis ou consultations soient confidentiels et donc puissent ne pas être communiqués dans des enquêtes ou procédures administratives ou judiciaires. Cette situation vient récemment d’évoluer avec l’adoption de deux amendements apportés en 2023 par l’Assemblée Nationale et le Sénat au projet de loi d’orientation et de programmation pour la justice pour les années 2023/2027. Ces deux amendements consacrent le principe de la confidentialité des avis ou consultations des juristes d’entreprise.
En tant que Directeur Juridique de Michelin, j’ai perçu comme suit les principaux inconvénients qu’engendrait l’absence de confidentialité des avis ou consultations des juristes d’entreprise :
Un juriste d’entreprise ne pouvait pas alerter par écrit ses collègues sur un éventuel manquement à la loi commis par eux, sauf à laisser une trace écrite auto-incriminante pour l’entreprise susceptible d’être saisie par l’administration ou la justice. Cette difficulté à signaler les éventuels manquements à la loi handicapait la diffusion d’une culture de conformité.
L’entreprise française ne pouvait pas refuser de communiquer les avis ou consultations de ses juristes internes à la justice américaine (ou d’autres), facilitant parfois la condamnation des sociétés internationales françaises au paiement de sommes très élevées.
L’entreprise française pouvait recourir à ses avocats pour la rédaction de certains avis ou consultations dans le but de bénéficier du secret professionnel de l’avocat, et éviter que lesdits avis ou consultations puissent être communiqués dans le cadre d’enquêtes ou procédures judiciaires ou administratives. Ce recours aux avocats entrainait toutefois un surcoût pour l’entreprise dont elle aurait pu se dispenser si le « legal privilege » avait été reconnu à ses juristes internes.
Plus rare mais regrettable : de grands groupes ont pu choisir de délocaliser hors de France leurs juristes internes afin qu’ils bénéficient du « legal privilege » reconnu dans leur pays d’accueil, voire d’embaucher en France des juristes internes bénéficiant à l’étranger du secret professionnel de l’avocat (dans la mesure où ils étaient ou restaient inscrits à un barreau étranger leur garantissant le secret professionnel).
Les juristes étrangers au sein d’une entreprise internationale pouvaient refuser d’échanger et de travailler ensemble sur certains documents avec leurs homologues français en raison de l’absence de « legal privilege » des juristes français.
Les amendements visés plus haut reconnaissent le « legal privilege » aux juristes d’entreprise sous certaines conditions :
- les juristes d’entreprise bénéficiaires du « legal privilege » devront être titulaires d’un master en droit ou d’un diplôme équivalent français ou étranger ;
- ils devront avoir suivi une formation en déontologie ;
- pour être couverts par le « legal privilege » les écrits des juristes d’entreprise devront porter la mention « confidentiel-consultation juridique juriste d’entreprise » ;
- ils ne bénéficieront pas du « legal privilege » en matière fiscale et pénale ;
- le « legal privilege » pourra être contesté devant certaines juridictions, l’entreprise devant alors obligatoirement être représentée par un avocat.
Une commission mixte réunissant Assemblée Nationale et Sénat doit se réunir à l’automne 2023 pour surmonter les quelques divergences subsistant entre les deux assemblées et arrêter un texte définitif, le principe de la reconnaissance de la confidentialité des avis ou consultations des juristes d’entreprise étant d’ores et déjà acquis pour elles deux.
Dans leur communiqué conjoint du 11 juillet 2023, l’Association des juristes d’entreprise, le Cercle Montesquieu (qui réunit les Directeurs Juridiques) et l’Association nationale des juristes de banque se félicitaient de l’évolution législative en cause dans les termes suivants : « Après la commission mixte paritaire et le vote final du texte, les entreprises françaises seront, à compter de l’entrée en vigueur de la loi, mieux protégées dans le cadre de la compétition économique mondiale, les programmes de conformité pourront être mis en place dans l’intérêt général sans risque d’auto-incrimination de l’entreprise. L’attractivité de la place de droit française en sera substantiellement renforcée ».
Nous ne manquerons pas de refaire un point sur le sujet du « legal privilege » une fois adopté le texte de loi définitif.